Provinciale des Dominicaines, Véronique Margron livre ici quelques réflexions après une semaine sainte marquée par l’inquiétude pour les siens, la douleur de les perdre, et la joie de la résurrection du Christ. Un mélange de sentiments qui ressemble fort à celui des femmes et des apôtres devant le tombeau vide…
Comment avez-vous vécu cette semaine sainte si particulière ? Et comment garder au cœur cette joie pascale qui devrait nous animer ?
C’est bien compliqué. J’ai vécu cette semaine de façon très paradoxale. Dans une joie douloureuse. La douleur d’abord, devant le nombre de gens touchés par la maladie, des familles endeuillées… Dans nos communautés et Ehpad, j’ai plusieurs sœurs malades et j’ai aussi des sœurs décédées. La joie, je dois la chercher loin. La joie, ce n’est pas « après la pluie le beau temps », mais c’est croire et être sûr que dans ce malheur qui rejoint tant d’autres malheurs du monde, le Christ dont je crois qu’il a vaincu la mort, est notre compagnon. Le Christ crucifié est notre compagnon, le Christ descendu aux enfers est notre compagnon. Et le ressuscité pour toujours notre compagnon. C’est la parole de l’épître aux Hébreux : « Nous avons un grand prêtre compatissant. » La résurrection du Christ n’enlève rien à sa proximité, à sa prévenance. C’est donc cela la joie de Pâques pour moi : une joie douloureuse, intime.
Qu’entendez-vous par le mot « prévenance » de Dieu ?
Pour moi, la prévenance de Dieu, c’est sa proximité. Dieu a décidé de toute éternité d’être en notre faveur. Sa création jusqu’au mystère de l’incarnation est marquée par son hospitalité. C’est un Dieu qui ne prévient pas du malheur, qui ne gouverne pas les lois du monde, les lois biologiques, mais c’est un Dieu qui exerce envers nous cette hospitalité à ce que nous sommes, à notre bonheur, à notre douleur, à tous nos doutes et même à notre désespoir. Il prend tout avec lui. Et se tient là.
On parle du dévouement des soignants, des boulangers, des livreurs, de toutes sortes de gens qui se démènent pour que notre société puisse continuer à vivre. Est-ce une forme de la prévenance divine que vous évoquez ?
Oui, mystérieusement. Les traces de Pâques sont dans les gestes des soignants, dans tous les gestes de solidarité, des mères de famille qui s’occupent de leurs enfants, télétravaillent, fabriquent des masques. On pourrait dire qu’étonnamment, les églises n’auront jamais été aussi pleines. Pleines de la détresse du monde, de la fraternité de tant et tant, de la fatigue de tous. L’église aujourd’hui, le lieu du Dieu vivant célébré, ce sont les cœurs de nous tous. Quand affection, soin et souci sont tournés vers d’autres, quand l’inquiétude se fait active, alors je crois que c’est, de façon invisible peut-être, une église qui se remplit.
Dans cette période qui va continuer certainement de longs mois, peut-on encore parler de la providence divine ? Pour vous est-ce une réalité ?
Ce n’est pas un mot que j’emploie beaucoup. Je préfère parler de la prévenance de Dieu, comme celle du guide de montagne qui accompagne sur le chemin. Il est prévenant, il évite les chutes. Dieu n’est pas un « deus ex machina ». La première figure de la providence, pour moi, c’est l’incarnation. Croire que Dieu s’est fait homme, qu’il a été mis à mort, crucifié, qu’il est descendu dans les enfers du monde et qu’il s’est relevé de la mort, c’est affirmer de toute son âme qu’il n’y a pas de fatalité de l’histoire. Mais se dire qu’il n’y a pas de fatalité de l’histoire, au cœur de cette pandémie et de son cortège de douleurs, est un vrai combat.
Spirituellement, êtes-vous inquiète pour l’avenir ?
Je suis inquiète, très inquiète et heureusement ! Je trouverais obscène de ne m’inquiéter pour personne en ces temps. Il faut habiter l’intranquillité… C’est là notre réalité humaine, le souci de ceux qu’on aime, d’autres que l’on voudrait rejoindre, du peuple, petit ou plus grand, qui habite le cœur de chacun de nous. Cette inquiétude-là est nécessaire, mais il ne faut pas qu’elle soit paralysante. Je viens de passer dix jours très inquiète et bouleversée par la maladie et le décès de mes sœurs. C’est un combat de consentir à cette inquiétude comme le signe d’une vie blessée, tout en tentant de rester debout car il faut continuer à faire face autant qu’il est possible, « à réparer des brèches » (Is 58). Si notre vie n’est pas blessée, nous ne comprenons pas grand-chose aux autres, à leurs brisures comme au murmure de leur désir.
Comment aujourd’hui conjuguer inquiétude et espérance ?
Avoir de l’espérance sans être inquiet, je ne sais pas ce que ça vaut. L’espérance a partie liée avec le désespoir. Et il faut avoir habité le désespoir pour le traverser. L’espérance ressemble aux femmes de l’Évangile qui se lèvent en pleine nuit alors que tout est perdu. Cela paraît dérisoire : le tombeau est fermé, il est gardé, et elles apportent des aromates ! L’espérance de ces femmes trouve peut-être sa force au lieu même du drame : c’est parce qu’elles ont assisté à la mort de Jésus, parce qu’elles étaient là, pas loin quand on l’a mis au tombeau, parce qu’elles ont été au plus près de sa mort sans s’y laisser enfermer, qu’elles se lèvent en cette nuit toujours noire. Leur courage, leur audace, elles les ont puisés dans le désespoir d’avoir perdu celui qu’elles aimaient. Aujourd’hui, nous vivons quelque chose de cet ordre-là, dans cette confrontation si difficile avec la mort, que l’on ne peut pas éviter. Et croire en la providence, c’est croire en un Dieu bienfaisant, pas en un Dieu qui fait à notre place, mais en un Dieu qui nous veut du bien. Un Dieu qui prend avec lui notre histoire, quels que soient nos chemins.
Recueilli par Sophie de Villeneuve – avril 2020